À 28 ans, Mathilde Alloin affiche déjà 8 ans d’expérience dans l’univers de la lingerie. Une spécialité qu’elle pratique avec sa marque Skinswear dans le respect des impacts humains, écologiques et sociaux.
La fibre créative n’est pas toujours innée chez les étudiants d’Esmod. Certains ont besoin d’un entourage particulier, d’un déclencheur adapté, d’un guide attentif. Autant d’accompagnements qui permettent de « déverrouiller » leur créativité. Mathilde Alloin a trouvé tout ça au cours de sa scolarité à ESMOD de 2011 à 2014.
Ainsi, le succès de son entreprise de lingerie Skinswear prouve que la créativité peut s’acquérir.
Née dans un univers fort éloigné de la mode ou de la création (un père formateur dans la marine nationale et une mère au foyer), Mathilde Alloin n’a pas pris ses études à la légère. Dès l’obtention de son diplôme de styliste modéliste en lingerie à ESMOD, elle se met au service de l’une des meilleures créatrices de lingerie, mais poursuit également ses études. Après un an au Conservatoire National des Arts et Métiers, elle sort avec un bachelor de gestion innovante dans le secteur de l’industrie de la mode. Elle part ensuite à Londres pour un Master en gestion de la mode au sein du prestigieux London College of Fashion. Mais cette jeune fille très philosophe n’aurait jamais suivie ces études impressionnantes sans le déclencheur qu’a été ESMOD dans sa vie.
« À ESMOD, on m’a donné la force et les outils pour explorer ma créativité » Mathilde Alloin.
Planet Esmod : A quel moment avez-vous senti que l’aspect créatif de la mode s’imposait a vous ?
Mathilde Alloin : Au début de mes études, la création était pour moi une vraie curiosité, mais je ne me sentais pas à l’aise. Je me suis réveillée seulement en troisième année d'ESMOD. Grace à la professeure de modélisme en lingerie dont je suivais les cours. Elle était absolument fabuleuse. Elle m’a fait sentir que j’avais le droit de m’exprimer. Elle m’a donné confiance en moi. Soudain en classe de lingerie, je me suis sentie mieux et soutenue. La lingerie ça touche à l’intimité, à la psychologie, à la femme, à son corps : c’était très différent du vêtement.
Avant, je ne comprenais pas comment fonctionnait le vêtement de dessus. Ce n’était pas mon univers en fait. Je ne comprenais pas quel message on pouvait faire passer à travers ça. Quand je me suis retrouvée dans quelque chose de plus délicat, de plus fin, de plus petit, de plus intime, je me suis sentie enfin à l’aise.
P. E. : Comment l’idée de lancer votre propre marque est-elle née ?
M. A. : J’ai travaillé avec la styliste Valérie Delafosse durant deux ans, de 2014 à 2016. Cette professionnelle chevronnée venait de quitter Erès. Je l’ai suivie dans ses nouvelles aventures : entre autre au service de Pucci, mais aussi dans le projet de sa marque personnelle. Parallèlement, j’ai pu accéder grâce à ESMOD, au bachelor de Gestion d’Innovation au CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers). Ça m’a aussi ouvert au management et à la création d’entreprise, ce qui était mon projet dès le départ. Ensuite, tout en continuant à travailler avec Valérie, je suis partie faire un Master de gestion de la mode au London Collège of Fashion à Londres. En partenariat avec une association qui lutte contre l’excision féminine, j’ai réalisé un projet de collection de culottes spécifiques, en faisant des recherches, en allant trouver des producteurs au Maroc, etc. Cela m’a donné l’envie de créer une marque pour les femmes noires qui a enrichi ma thèse de fin d’études. Donc, je ne pensais pas seulement au design, mais aussi au concept. À ce moment là, j’ai été contactée par un nouveau directeur de La Perla, en vue d’un recrutement. Mais ce directeur n’est hélas pas resté dans l’entreprise. Mon rêve de devenir senior designer chez La Perla à 21 ans c’est envolé et je suis rentrée à Paris. Durant quelques mois j’ai fait de la vente au rayon lingerie du Bon Marché afin de mieux comprendre le comportement d’achat des clientes, leur rapport au produit, leurs envies. C’est la base de ce métier. J’ai donc naturellement décidé de me lancer après ça.
P. E. : Aucun regret à ce jour ?
M. A : Rien n’arrive complètement par hasard. Je pense que je me serais sentie trop limitée si je ne faisais du design que pour une marque existante. Je ne me reconnais pas dans les autres marques. Bien sûr, j’admire la qualité des produits chez La Perla ou chez Erès. Mais autour des collections, par exemple au niveau de la définition de l’intimité ou de la confiance transmise aux femmes à travers leur lingerie, je pense que les marques ne font pas le boulot. Ce qui est un peu normal dans la mesure où ces grandes griffes de lingerie sont depuis toujours majoritairement dirigées par des hommes.
P. E. : Comment définiriez-vous votre marque Skinswear aujourd’hui ?
M. A. : C’est une marque de lingerie à la fois artistique et éthique. Sa mission est de reconstruire la notion d’intimité. Côté création, mes inspirations viennent de la nature aussi bien que du domaine social. J’essaye de penser la collection dans le respect de l’environnement, le respect des travailleurs, le respect des femmes. L’idée de la première collection « Incarnation » provenait de la nature, avec des formes organiques, des effets nés du bio-mimétisme, etc. Mais je peux aussi bien m’inspirer des éléments du quotidien, de la société, etc.
P. E. : Vous avez créé Skinswear en 2019. C’est facile de développer une marque au milieu d’une pandémie ?
M. A. : J’ai d’abord créé la société The Woman Project, c’est comme ça que la marque devait s’appeler. Mais la pandémie est arrivée à ce moment là. Comme je n’avais pas le cœur à travailler sur des produits ou une marque de lingerie, The Woman Project est devenue une communauté destinée à mettre en avant des profils inspirants de femmes et créer ainsi du lien social. Concrètement, j’ai aussi créé un collectif afin d’aider en urgence les personnes isolées, pour leur fournir des courses, de la restauration, etc. Parallèlement j’ai commencé a dessiné des modèles et à démarcher des ateliers de production. A la fin du confinement, je me suis davantage concentrée sur ma marque, que j’ai officiellement lancée en juin 2021 chez Centre Commercial à Paris. C’est une boutique multi-marque éthique qui appartient au fondateur de Veja. Le site en ligne Skinswear avait été ouvert avant, mais les ventes n’ont vraiment décollé que lorsque les clientes ont pu essayer les produits.
P. E. : Où en est The Woman Project aujourd’hui par rapport à votre marque ?
M. A. : J’ai mis ce projet en veille, on ne peut pas être partout. Mais je vais relancer cette communauté. L’idée commune aux deux projets est de reconstruire l’intimité des femmes, que ce soit a travers une marque de lingerie éthique, respectueuse et qui a du sens, ou a travers un outil de communication plus adapté à elles. J’aimerais montrer à mes clientes des femmes inspirantes. Des modèles qui ont su sortir de leurs limites physiques, aspirer a un autre destin que celui, traditionnel, de la séductrice. Aujourd’hui, le mouvement body positif est génial : dire aux femmes ‘vous pouvez être vous-même quelque que soit votre âge ou la forme de votre corps’ est essentiel, mais ce culte de la diversité, c’est encore leur parler uniquement de leur corps. Donc l’idée du média The Woman Project est d’aller au-delà de ça, de leur montrer des femmes qui font des choses, quelque soit leur physique.
P. E. : En quoi vos années à ESMOD vous ont servie et vous servent toujours au quotidien ?
M. A. : Dans la vie, tout fonctionne avec le sentiment de légitimité. Je ne ressentais au début aucune légitimité créative ou artistique dans ce que je faisais. Dès cette troisième année à ESMOD, je me suis sentie complètement libérée de ça. On m’a donné la force et les outils pour explorer ma créativité. L’école reste aussi pour moi le lieu ou des amitiés indéfectibles sont nées. Certaines personnes sont restées dans ma vie. Pour moi, ces années d'ESMOD avec quelques voyages mémorables, quelques fêtes, sont de très belles années. De plus, j’ai croisé là une diversité inouïe d’origines, de cultures, de religions… Je venais de Bretagne, d’un environnement plutôt classique, puis j’ai fréquenté les cours de lycées parisiens catholiques et d’écoles plutôt sélectives du 6ème arrondissement. Me retrouver dans ce contexte soudain, ça a été une véritable ouverture.
P. E. : Quels conseils donneriez-vous aux actuels étudiants d’ESMOD qui se sentent peu créatifs ?
M. A. : D’abord, il ne faut pas se comparer aux autres. Certains étudiants sont plus âgés, ou juste plus mûrs, avec l’expérience d’un milieu familial déjà créatif par exemple. La clef de la créativité c’est avant tout de se sentir libéré, à l’aise. Les moments où on est le plus créatif c’est souvent lorsqu’on est seule, dans une ‘safe place’, un lieu où l’on se sent bien. Il faut créer cette bulle de sécurité loin du regard des autres. Et puis lorsqu’on est étudiant on est dans l’école pour apprendre justement, il est donc important de se concentrer sur ses propres progressions. Les cours ne sont pas toujours des lieux ou l’on peut s’exprimer, mais c’est idéal pour s’imprégner du savoir qu’on vous transmet, pour s’inspirer. Ensuite, il faut trouver le bon moment, le bon endroit pour libérer sa créativité. Pour certains ce sera dans un café, dans la rue, le soir, la nuit chez soi,… Là tout est possible. Moi je me libère le soir, lorsque plus rien ne bouge dans la maison. Mais chacun doit découvrir son bon moment, son bon endroit pour se libérer et se concentrer sur la création. Explorer sa créativité c’est aussi s’écouter, s’ouvrir à l’introspection. Parfois un psy même peut aider à découvrir son univers intérieur. Il y a suffisamment de choses en chacun, suffisamment d’éléments dans la nature, pour ne pas avoir à copier les autres, ni les marques existantes. C’est trop triste. Et puis, comme dans mon cas, trouver la personne avec qui vous allez avoir une connexion particulière pour vous aider, évidemment c’est très précieux.
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