Rares sont les stylistes avec un CV aussi brillant, foisonnant et cependant fidèle à un univers de style. Surprenant, Naohiko Okawa (que tout le monde appel Nao) l’est tout autant par sa carrière que par son drôle d’accent japonais. Son français courant est mâtinée d’inflexions de Mazamet -on ne passe pas une quinzaine d’années aux côtés de François Girbaud sans séquelles- et parfois d’intonations scandées à la façon de Jean-Paul Gaultier -auprès duquel il était préalablement resté 5 ans.
Cuisinier hors pair, Nao aime partager. Aussi c’est avec un plaisir communicatif qu’en début d’entretient il présente sa robe sweat-shirt a capuche upcyclée, habillée de son logo-initiales N.O. Un logo enrichit d’un symbole multi genre, qui sort de l’image et se positionne en 3D dès que l’on photographie le modèle. Un miracle des nouvelles technologies ‘métaverse’ et de la réalité augmentée, à découvrir à travers une application 3D à découvrir sur https://continuumdecom.com. Un modèle créé pour la récente exposition : « Continuum in Digitage » à la galerie Iconoclaste à Paris.
Autre prouesse de sa marque en perpétuel formation : un ingénieux blouson-veste réversible et polyvalent ‘quatre en un’, en cuir. Sa combi-short également transformable donne à l’idée de protection et de mode de nouvelles perspectives. Ce côté chercheur un peu ‘Geotrouvetou’, Nao l’a cultivé au service des nombreuses collections qu’il a piloté.
Issu d’une famille traditionnelle japonaise, ce créatif hors normes aime rendre hommage à son grand-père qui réalisait des pâtisseries en forme de fleurs et d’oiseaux pour la famille impériale. Sa première formation de mode viendra de sa mère qui l’initie très tôt à l’art d’accorder les motifs et les couleurs des kimonos.
Après une licence d’économie à l’université Rikkyo, il entre à Esmod Tokyo en 1990. Mais déjà c’est Paris qui l’attire. Un rêve qu’il réalise en 1992 en venant terminer son apprentissage de la mode à Esmod Paris. Déjà, cet élément brillant cumule ici une double formation de stylisme en prêt-à-porter masculin et féminin. Une charge de travail qui ne l’empêche pas de remporter le grand prix de stylisme Homme et Femme en 1994. Une première pour un styliste japonais dans l’école parisienne. Cette virtuosité lui permet d’entrer au sein du studio de Jean-Paul Gaultier. Là, il réalise les accessoires des collections Couture et Prêt-à-porter, mais aussi des modèles spéciaux pour les défilés.
Parallèlement, à partir de 1996, il dessine jusqu’à 14 collections en licences pour le couturier.
En 1999 il passe un an au service de Barbara Bui, dessinant les collections femmes et accessoires. A partir de l’an 2000 suivront un nombre impressionnant de collaborations : Emmanuel Ungaro, Masaki Matsushima, Jean-Louis Scherrer, Emmanuel Khan, Stephane Kélian, Chloé, Guy Laroche ou la couturière solaire Adeline André. Des créateurs, des stylistes et des marques de prestige pour lesquelles il réalise des accessoires, des collections de chaussures et de maroquinerie, mais aussi souvent des lignes complètes de Prêt-à-porter.
Seule sa rencontre avec Marithée et François Girbaud réussira à le fixer dans une seule entreprise pour une quinzaine d’années. Là, de 1999 à 2013, il va devenir le bras droit des créateurs de la marque et surtout directeur artistique de leurs nombreuses collections.
Plus récemment Nao a travaillé pour Le Coq Sportif Japon, Repetto ou GEYM (Go East Young Man), entre autres collections et missions de consulting pour différentes marques. C’est dans son lumineux appartement studio de création, sur l’avenue Parmentier, qu’il reçoit.
Planet Esmod : Pourquoi cette passion pour le sportswear ? Mais d’abord est-ce que vous définiriez votre approche de la mode comme étant du sportswear ?
Nao Okawa : Non, pas vraiment. Ma collection de fin d’études était déjà ‘casual’ on va dire. Le denim m’intéressait beaucoup. Mais c’est la rue qui m’attirait en fait. Il y a une versatilité du denim qui m’attire toujours. Le coton et le denim on peut les teindre soi-même, les adapter à ses envies, à sa personnalité. Même sans rien changer, ces matières évoluent avec les lavages, elles se déforment avec le porter individuel. Si le jean devient une ‘deuxième peau’, c’est parce qu’il s’adapte à notre corps. J’aime que les gens s’amusent avec ce qu’ils portent. Qu’ils aient la liberté de jouer avec leurs vêtements et de les faire vivre. Au début de mes recherches je détestais les créateurs trop marqués comme Yohji Yamamoto ou Comme des Garçons. J'ai changé d'avis en arrivant à Paris ! A tel point qu'aujourdhui j'ai des pièces de Yohji, de Comme des Garçons et d'Issey Miyaké dans mes archives. Cependant, les total-looks imposés laissent tellement peu de liberté ! Moi j’aime mélanger le sport, le tailleur, le casual, etc. Je n’aime pas les styles uniques trop défini. J’aime ce qui reste flexible. Ça vient peut-être des règles de la société japonaise. Enfant et adolescent je ne pouvais pas m’habiller comme je voulais.
P. E. : Pourquoi avez-vous d’abord obtenu une licence d’économie à Tokyo avant de faire de la mode ?
N. O. : J’avais 16 ans lorsque j’ai voulu devenir styliste et venir en France. Cependant, j’étais dans un lycée privé qui possédait également une université. C’était donc plus facile pour moi d’y accéder. Avant, je n’étais pas mauvais, mais je préférais le sport, le football. A un moment j’aurais pu envisager une carrière professionnelle de footballeur. Sauf que je me suis cassé le genou. La mode était aussi ma passion. Mes parents me soutenaient dans ce projet de mode, à condition que je fasse d’abord 4 ans d’études supérieures d’économie dans cette université. En fait, en 3 ans j’ai réalisé le programme des 4 années presqu’entièrement. Du coup la quatrième année j’ai pu me préparer à aller vers une formation plus créative. Je dessinais en cachette, réalisait quelques sculptures, m’informais en histoire de l’art, etc. Et durant ces années d’université, je suivais aussi des cours de français. Je suis donc entré à Esmod Tokyo, mais dans une classe spécifique qui préparait à une poursuite de la scolarité en France.
« Chez Esmod tout est cadré et professionnel. Dès l’école ! » Nao Okawa.
P. E. : Comment ce sont passé vos premières années à Esmod Tokyo et ensuite à Paris ?
N. O. : Dès le début à Tokyo c’était beaucoup de travail. Comme j’allais vite, les profs me demandaient de réaliser 2 dossiers à chaque devoir. Les autres faisaient régulièrement un dossier. Moi deux. Mais ça m’a aidé à développer encore mes facultés de travail sans doute.
En arrivant à Paris l’un de mes profs, qui observait mes capacités, m’a permis de suivre une double formation, en Homme et en Femme, en même temps. Moi au départ, je ne voulais que faire de l’Homme. Evidemment c’était très dur, mais j’aime les difficultés, donc à chaque fois je créais des styles différents pour chaque sexe. Par exemple l’Homme plus street et la Femme plus créateurs de l’époque, Montana etc. Je dessinais beaucoup. J’aime ça. A un moment j’avais tellement de travail que je ne dormais plus. Une ou deux heures par jour seulement parfois. Il n’y avait pas d’ordinateurs ou de logiciels de création à l’époque. Tout prenait beaucoup plus de temps. Lorsque j’ai compris en fin d’année que je pouvais aussi bien décliner la Femme et l’Homme autour d’une même idée, ça a changé ma vie. Et du coup les dessins arrivaient tout seul… J’ai bouclé mon dossier de fin d’études à grande vitesse !
P. E. : Pourquoi avoir choisi Esmod justement ?
N. O. : J’ai choisi Esmod pour son pragmatisme d’apprentissage. La créativité ça ne s’apprend pas. C’est quelque chose qui se travaille en soi. Tu dois chercher toi-même ta propre créativité. A Esmod l’intérêt majeur, c’est la technique. Comment construire un vêtement, comment articuler une collection, etc. Et surtout comment faire comprendre ses idées aux autres, à travers un dossier clair et structuré. Chez Esmod tout est cadré et professionnel. Dès l’école !
P. E. : Et vous n’avez pas changé ta façon de travailler depuis ?
N. O. : Non. Mais mon système d’inspiration a changé. Avant je commençais une collection avec des images, avec l’observation de la rue, la lecture des magazines, etc. Ce que j’ai appris chez Girbaud, c’est de commencer ma réflexion créative à partir du tissu. La matière c’est le début de tout. La connaissance de la composition des tissus, la qualité des fibres et des mélanges, c’est ce qui permet de concevoir une pièce finale cohérente. C’est aussi comme ça que j’essaye de donner des références différentes à chaque marque.
P. E. : Et votre licence d’économie initiale, elle vous a servie ensuite dans votre carrière professionnelle de styliste ?
N. O. : Evidemment, car partout il faut respecter les budgets. De plus en plus, il faut avoir conscience du coût de chaque métrage de tissus, de chaque geste créatif. Par exemple chez Girbaud, personne ne savait que j’avais fait ces études d’économie. Hors à un moment, il y avait trop de dépenses dans la réalisation de leurs collections. Moi je l’ai vu très vite. J’ai donc demandé à Marithée et François de contrôler chaque dépense du studio. Ils ont ainsi pu réaliser pas mal d’économies.
P. E. : Quelles marques vous inspirent aujourd’hui ?
N. O. : J’ai beaucoup regardé Off White. Virgil Abloh correspondait à mon univers. Adidas Y3 est également une ligne qui m’intéresse. Je trouve qu’on pourrait aussi faire de Gaultier une formidable marque de prêt-à-porter. C’est une maison dont je connais les codes évidemment. Et je suis très impressionné par ce qu’est devenu Comme des Garçons aussi : par l’organisation de la marque, ses déclinaisons de collections, ses boutiques, les parfums etc. Le business model est fantastique ! Ici je parle de création aussi bien que d’économie : c’est une marque bluffante.
P. E. : Quels conseils donneriez-vous aux actuels étudiants d’Esmod ?
N. O. : Il faut être soi-même. Spécial et particulier. Les systèmes d’information et de communication ultra développés actuels, internet et les réseaux sociaux, font qu’il est facile de se laisser influencer par les autres, ou même par un consensus général un peu mou. Bien sûr on doit se comparer aux autres, c’est important. Mais il ne faut pas se perdre dans son rapport aux autres. Il faut être ouvert sur le monde, mais rester soi-même.
L’autre problème des réseaux sociaux, c’est que cette nouvelle génération ne se mélange plus aux autres. Ils restent entre eux et n’ont plus d’interactions enrichissantes avec des adultes différents d’eux, ni des gens plus âgés. Ça c’est sans doute un vrai problème.
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