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Que nous dit Mary Quant sur l’avant-garde ?

La disparition en avril dernier de la styliste britannique, rendue célèbre pour ses mini-jupes, nous encourage à poser un regard sur l’avant-garde et sa signification.



Les philosophes parlent volontiers de « changements de critère » tandis que les scientifiques préfèrent pointer du doigt une « brisure spontanée de symétrie ». Ces deux expressions désignent peu ou prou, l’un avec des mots, l’autre avec des équations, le même phénomène : la survenue, imprévisible et aléatoire, d’une modification dans un système à priori invariant. Ces brisures s’expliquent souvent en postulant l’existence d’un paramètre nouveau, d’une structure différenciée. La mode, qui est le domaine par excellence de l’instabilité, de la discontinuité et du changement, ne peut que s’intéresser à ces notions qui sont indispensables à la compréhension du monde.


Mary Quant, on le sent instinctivement, illustre cette notion de brisure. L’œuvre de cette styliste anglaise, née à Blackheath, dans le sud-est de Londres en 1930, de parents gallois tous deux enseignants, est bien connue. Rappelons en quelques mots les grandes lignes de son début de carrière : inauguration, au milieu des années 50 d’une enseigne hybride (mi restaurant, mi boutique) baptisée Bazaar à Londres avec son futur époux ; formation à la coupe et vente des premiers vêtements cousus la nuit dans son atelier ; attrait pour la couleur et les matières légères ; exploration de matières inédites comme le pvd. Le succès est au rendez-vous : Bazaar, avec ses vitrines joyeuses (la créatrice fait par exemple venir du sable pour créer une ambiance estivale ou empile des dizaines de briques de lait), devient un lieu de prédilection de la jeunesse, fréquenté par Brigitte Bardot, les Rolling Stones ou les Beatles.


La postérité cependant, a mis en exergue un moment très précis de la carrière de la créatrice : l’année 1962, durant laquelle Mary Quant commence à proposer dans son vestiaire une jupe très courte. Trois ans plus tard, cette jupe raccourcie s’impose avec force dans les rayons de la chaine de magasins américaine JC Penney qui a invité la styliste britannique à dessiner des collections. La styliste y restera 11 ans. Entretemps, quelques centimètres en moins ont bouleversé l’allure d’une génération et accompagné une révolution des mœurs. C’est ce haut fait d’arme qui restera dans la mémoire des chroniqueurs.


L’avant-garde désigne-t-elle une capacité à inventer ce qui n’existait pas auparavant ? L’auteur Cally Blackman rappelle dans son ouvrage 100 ans de mode publié aux éditions La Martinière qu’André Courrèges proposa dans sa collection de 1965 un modèle très court. Pierre Cardin, quasiment au même moment, raccourcit significativement la jupe. Davantage qu’un coup d’éclat solitaire et localisé, il semble bien qu’il y ait eu, des deux côtés de la Manche, la propagation d’une onde qui diffusa simultanément une nouvelle vision de la silhouette et de la féminité.


Cela diminue-t-il le prestige ou le mérite de Mary Quant ? Non. Dans son essai baptisé L’Empire de l’éphémère, le chercheur Gilles Lipovetsky rappelle que la mode ne se définit pas comme une règle formelle exclusive mais comme un processus qui « dignifie » la nouveauté, et plus précisément, la dynamique de la nouveauté. « La mode permet l’élargissement du questionnement public, l’autonomie plus grand des pensées et des existences subjectives. La sagesse des nations modernes s’agence dans la folie des engouements superficiels. La mode est la phase ultime des démocraties. »


L’auteur fait également le postulat suivant : la mode est née lorsqu’un principe d’immobilité a été battu en brèche. L’essayiste situe cette naissance vers le XIIIème siècle. Pendant la quinzaine de siècle qui a précédé cette naissance, une robe-tunique - commune aux deux sexes - s’est maintenue avec une permanence quasi absolue. Cette légitimité du neuf, cette apologie de la rupture, cette volonté longtemps inexpliquée (car peu étudiée) de renouveler constamment les formes du vêtement ne sont pas nés ex nihilo. Elles ont été soutenues par des paramètres extérieurs : meilleures structurations professionnelles (c’est la naissance des confréries), décollage urbain, progrès dans les transports terrestres, fluviaux et maritimes ; et enfin : innovations techniques.


Parmi celles-ci figure la diffusion du métier à tisser horizontale, apparu initialement en Flandre aux alentours de 1050-1070. Ce nouveau type de métier va permettre de fabriquer des étoffes de très grande taille tout en réduisant le temps passé à installer les fils de chaine, grâce à l’apparition des pédales dans le courant du XIIème siècle. Les étoffes, plus faciles à teindre, seront de meilleure qualité. Elles seront également plus grandes ce qui favorisera une plus grande diversité de coupes. La professionnalisation, intégrée dans un véritable cycle de production situé en ville et réparti entre plusieurs types de main d’œuvre, découlera de cette apparition. La mode est née, précisément parce que, tout en préservant la révérence due aux anciens, elle a questionné notre rapport au passé et s’est emparée avec force des possibilités offertes par une nouvelle invention.


L’œuvre de Mary Quant s’inscrit dans cette épopée. Son talent n’a pas simplement consisté à ôter quelques centimètres de tissu à un vêtement. Il s’est exprimé dans une aptitude à la discussion, entre la coutume et l’initiative, entre le respect de la tradition et la légitimité de la surpasser en utilisant toutes les ressources de l’innovation industrielle, technique et culturelle. Cette même aptitude, il nous semble important de le souligner, caractérisait Vivienne Westwood qui enchâssait dans le traditionnel corset un regard serti de nourrissantes subversions. Il caractérise également Issey Miyake qui a imposé sa nouvelle vision du monde, non pas en s’enfermant dans son pré-carré, mais en visitant les usines. Leurs carrières respectives éclairent la véritable signification de l’avant-garde : une capacité à explorer le terrain. Elles résument cette définition proposée par Rei Kawakubo : « La mode n’a de réalité que dans la stimulation. »



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