En s’installant, en octobre 1963, rue de la pompe à Paris, Renoma va pulvériser de manière définitive les tabous du vestiaire masculin. Petit retour, en mots et en images, sur une saga du style qui s’apprête à célébrer avec éclat ses six décennies d’existence.
Avril 1977, Jane Birkin et Serge Gainsbourg à l’aéroport. Le chanteur porte la veste rayée que Maurice Renoma, lui a offerte lors de leur premier voyage promotionnel au Japon en 1975. DAILY MIRROR/MIRRORPIX/MIRRORPIX / GETTY IMAGES ; XAVIER LAMBOURS
Maurice est né un 23 octobre et c’est précisément un 23 octobre qu’il inaugure avec son frère, au 129 bis rue de la Pompe, dans le 16eme arrondissement parisien, la boutique qui va faire entrer son nom dans la légende du style. Il a 23 ans et c’est déjà un professionnel confirmé. Son père Simon Crecy, avait quitté sa Pologne natale - où ses aïeuls exerçaient le métier de tailleur- pour ouvrir son atelier près du carreau du Temple, après la Libération. Un atelier de confection (le mot prêt à porter n’existe pas encore) installé dans l’appartement familiale où rugissent les machines à coudre, dans un nuage de poussière de tissus et de craies. Déjà, sous les machines, Maurice, à quatre pattes, ramasse les chutes, les ausculte, les manipule. Il gardera de cette période une aversion du bruit mais aussi une aptitude hors norme à déceler dans la matière, l’âme d’une caresse et le substrat du style.
Simon Crécy est infatigable. Il travaille 15 heures par jour : il coupe les pièces, remonte inlassablement les 3 étages avec son ballot de costumes qu’il coud ensuite, avec son épouse, avant de repartir vers les clients qui attendent leurs livraisons. Une enseigne « Renoma Fabrique Confection », ouverte rue Notre-Dame-de-Nazareth, fournit costumes, pardessus, gabardines aux détaillants, aux hommes du monde et aux sportmen. Maurice porte et portera toujours en lui quelque chose de double : d’une part, il gardera de son père - qui l’avait hérité avant lui de son propre père-, un culte de la rigueur et de la technique ancestrales qui met tant de prix à la qualité des finitions et qui se montre inflexible sur la largeur d’un revers ; d’autre part, il manifestera, par tempérament et aptitude, une soif de liberté qui ne s’empare de l’uniforme que pour mieux le détourner. A 15 ans il découvre l’Angleterre, s’achète son premier jeans que sa mère se fait un devoir de mettre à la poubelle tous les soirs avant que l’adolescent ne le récupère, dans un rituel stabilisé. Cette année-là, dans la Fureur de Vivre, James Dean lève la main sur son père. Cette scène marque l’esprit du jeune adolescent. Le modèle du patriarche vole en éclat.
1957, Maurice Renoma crée ses premiers vêtements pour homme dans un coin de l’atelier familial. Premiers clients, premiers succes. Le jeune homme pour developper son réseau fréquente toutes les bandes de la Capitale - du Drugstore au Golf Drouot – tout en parcourant la France au volant de sa rutilante Triumph TR3.
Avec des chutes de suédine, Maurice reproduit le blouson rouge que porte James Dean dans le film culte de Nicolas Ray. Un an plus tard, il profite des ateliers qui prospèrent près de la République pour confectionner un duffle-coat en loden. Ce vêtement britannique, rappelons-le, était absolument introuvable en France. Cette création lui vaut ses premières commandes. Alors que la mode pour les jeunes n’existe pas, Maurice s’invente une allure, détourne les vêtements militaires, recherche des chemises américaines, transforme le pantalon camarguais de sa copine pour confectionner – nous sommes au milieu des années 50 – le premier pantalon patte d’éléphant dont la paternité lui sera toujours renié. « Mon père à l’époque n’avait pas voulu le fabriquer. » confiera plus tard le créateur à Jacques Brunel. Cette réédification du pantalon de marins, large du bas, déjà en vogue chez les mondains dans les années 30, avait peut-être le tort d’apparaître un peu trop tôt. Si en Angleterre, les flaired trousers démodent vers 1962 les pantalons étroits à l’italienne, les jeunes parisiens s’offrirent volontiers des ersatz chez le tailleur Marina avant que Maurice – qui s’estimait dépossédé - ne ressorte son modèle: de vraies pattes d’éléphant qui faisaient jusqu’à 30 centimètres de long. Un best-seller.
1963. Succès aidant. Maurice décide qu’il faut déménager là où se trouve le client : ce sera l’ouverture, le 23 octobre de la boutique White House Renoma, bientôt renommée Renoma, qui attirera capitaines d’industrie, hommes politiques et artistes.
Détourner l'uniforme
Car Maurice, créateur, est aussi un excellent vendeur. Il est le meilleur représentant de son père. Avec son frère ainé Michel, il capte l’attention des jeunes gens issus des VIIe, VIIIe et XVIe arrondissements parisiens. Des adolescents qui ont décidé d’exprimer leur révolte par le vêtement à une époque où, rappelons-le, la mode pour adolescents n’existe pas. La rutilante Triumph TR3 de Maurice (un cadeau de son père) impose sa dégaine sportive aux bandes qui stationnent devant le café-QG du Parc de la Muette ou qui investissent le Drugstore. L’enfant de la confection se joint aux enfants gâtés et aux garçons coiffeurs du Golf Drouot, prend la route de Deauville, de Juan-les-pins, de Megève. Il connaît leurs gouts : imperméable crème droit Old England, chemises américaines à col long ou à col boutonné, cravate club Club Colours, blazers à écusson, shetland étriqué, long cardigan cachemire, manteau à poil de chameau, Carvil, derby Lobb à boucles, mocassins à pompoms marrons glacés à la pelure de banane. Une allure venue d’Outre-Manche et d’Atlantique dont Maurice va transposer l’essence en France en devenant le tailleur complaisant, aux tarifs modérés, d’une jeunesse dorée.
« Mon père ne comprenait pas, il refusait de confectionner ces vêtements de jeunes qu’ils trouvaient ridicules. Mais il m’a tout de même laisser faire. » Simon confie en effet à son fils quelques mètres carrés de couloir attenants à la boutique familiale. Maurice, qui suit des cours de comptabilité et de gestion le soir, prouve qu’il sait élaborer une stratégie : « J’ai taylorisé le sur-mesure. D’un côté, à gauche, les tissus (aux couleurs audacieuses) sur cintres – gabardine, serge, velours côtelé-, de l’autre côté, à droite, les prototypes proposées en 2 ou 3 tailles uniquement. « Notre génération n’était ni haute ni large, nous nous ressemblions tous. » Le client choisissait son tissu à gauche puis essayait le prototype à droite. « Je notais les modifications de longueur sur une fiche transmise à l’atelier le soir. Je vendais 30 costumes par jour, rien qu’en agrafant et dégrafant. » Le nom de Maurice Renoma (car c’est ainsi désormais qu’il s’appelle) circule dans toute la jeunesse parisienne. La coupe Renoma aussi. Elle se caractérise par une veste cintrée à revers larges, aux fentes profondes et aux épaules étroites qu’ordonnent des flots de tricotine, de gabardine, de flanelles. Le jeune créatif ne s’interdit pas, à l’occasion, de puiser dans les magasins d’ameublement. Le magasin du IIIe arrondissement ne désemplit pas. Maurice pressent qu’il faut déménager. Dans l’Ouest parisien. Et plus précisément au cœur d’un triangle résidentiel abritant capitaines d’industrie, ténors de la politiques et piliers de la haute banque. C’est la naissance, rue de la Pompe, de White House Renoma, idéalement situé près du lycée Janson de Sailly.
Maurice Renoma, qui n’aimait pas beaucoup l’école ni l’autorité qui s’y rattache, réinvente en les détournant l’uniforme austère des collégiens anglais. Il l’étrique aux épaules, l’assemble près du corps, le transforme enfin en un vêtement sexy et ludique : l’écusson est vendu à part. Il devient un incontournable de l’allure Renoma.
Renoma: temple de la mode
Boutique ? Jugeons plutôt. 40 mètres carrés, doublés par un sous-sol à la surface équivalente. Un billard trône dans l’espace que bordent des tentures rouges, des fauteuils et de la moquette vert vif. Un petit air de Carnaby Street. Tout se passe au sous-sol où on peut emporter son costume aussitôt. Maurice a été directement aux Etats-Unis se fournir chez Eagle, Arrow, Manhattan. Le succès est fracassant. 500 costumes se vendent les bons jours. Parfois, une file d’attente s’allonge jusqu’au Stella, la brasserie de l’avenue Victor-Hugo. Boutique ? Disons plutôt lieu de rendez-vous, préfigurant le concept store des années 90. Maurice et son frère dédaignent les grossistes et travaillent directement avec les fabricants à qui ils font faire des tissus qu’ils déposent ensuite dans les ateliers. Les fins de série servent à faire des éditions limitées (même si le mot n’existe pas encore). Renoma (car le White House a été abandonné depuis l’assassinat du président Kennedy) n’est pas une boutique mais une griffe qui a son temple. Un temple de la mode.
1973, John Lennon tourne avec Yoko Ono le clip Imagine. Le légendaire chanteur porte sa fameuse veste en velours brodé Renoma qui entrera plus tard dans la collection permanente du Victoria & Albert Museum de Londres. La veste sera présentée par Yoko Ono elle-même dans le cadre de l’exposition « You say you want a revolution : Records & Rebels ».
Le reste appartient à la légende. Renoma en une décennie fait exploser tous les tabous qui emprisonnent le vestiaire masculin : costumes cintrés en velours vert, grenat, violine assortis à des mini-pulls shetland aux teintes puissamment acides. En 1966, la boutique totalise 300 mètres carrés. Aux fils à papa, se joignent bientôt les pères eux-mêmes, puis les couturiers, dont Yves Saint Laurent (qui recommande l’adresse dans la presse), Marc Bohan ou Karl Lagerfeld pour ne citer qu’eux. Nino Ferrer, Catherine Deneuve, Françoise Hardy, Jacques Dutronc, Jane Birkin, Brigitte Bardot (qui répond à l’invitation du Général de Gaulle en devenant la première femme à franchir le seuil de l’Elysée, éblouissante dans sa veste hussarde Renoma), Serge Gainsbourg : tous franchissent les portes du 129 bis qui devient également l’escale incontournable des stars internationales: Bob Dylan vient s’offrir une panoplie, Elton John fait l’acquisition en une seule visite de 60 chemines, James Brown éblouit l’Olympia avec la veste « Lenine », Bill Wyman rafle les ceintures en croco. Bao Daï, fille de l’empereur déchu du Vietnam, est engagée comme vendeuse. La vitrine change tous les soirs. Un spectacle permanent, un happening total qui offusque parfois les habitants du quartier. Mai 68 est l’un des rares mois où la vitrine ne reçoit pas de pavé. Seule constante : le besoin continu de se renouveler.
1979, création de la veste Multipoches (ou tenue reporter) qui se vendra à plus de 150 000 exemplaires. Elle sera notamment portée par Andy Warhol.
Au fil des années, le temple Renoma devient un royaume qui étend son empire, grace à un portefeuille de licenciés, en Espagne, en Allemagne, au Bénélux, en Italie, mais aussi – et c’est une immense fierté pour Maurice, au pays du tayloring : l’Angleterre. A Londres, les coordonnées Renoma en velours font fureur. Bien des innovations proposées par la Maison, comme la veste croisée rayure tennis (qu’affectionna tant son ami Gainsbourg) le pantalon à poche ticket, les pulls jacquard à motifs figuratifs, les patchworks de matières, le smoking blanc, la prolifération de poches appliquées sur manteaux, sahariennes et vestes (telles que celle portée par Andy Warhol lors de son long voyage en Chine) ensemenceront les décennies à venir. Les décennies et les continents. Car Maurice collabore très tôt avec des hommes d’affaires précurseurs tels que Ryozo Shibata qui propagent le nom de Renoma au sommet de la gloire, au Japon ou en Corée notamment. Serge Gainsbourg mesure la célébrité de son ami Maurice lorsque celui-ci l’emmène chaque année, de 1975 à 1985, en tournée promotionnel dans l’archipel où 300 boutiques (et autant de corners) Renoma proclament la réussite du créateur parisien. « Lorsque quelque chose marchait, comme le blazer par exemple, je l’arrêtais. Sinon nous n’aurions plus fait que cela. » En 2020, le magazine GQ américain met en couverture le rappeur Travis Scott et l’incontournable Kylie Jenner. Le cliché signé Paola Kudacki est la reproduction, quasi exacte, d’une autre image : celle de Serge Gainsbourg et de Jane Birkin photographiés en 1977 par Helmut Newton pour Renoma. La meilleure preuve au fond, qu’au-delà des tendances éphémeres, l’essence de Renoma traverse avec aisance les décennies pour distiller sa philosophie. « C’est l’homme qui fait le vêtement et pas l’inverse », rappelle volontiers le créateur. « Renoma au fond, davantage qu’une boutique ou une marque, a toujours été un univers. »
Esmod Carte Blanche à Maurice Renoma
L’univers Renoma sera mis en lumiere du 12 octobre au 17 novembre prochain dans le cadre d’une carte blanche qui conciliera art et mode au siège d’ESMOD Paris, rue de la Rochefoucauld. Parallèlement à cette exposition qui retracera six décennies de créations, les étudiants ESMOD revisiteront les pièces iconiques de la Maison dans le cadre de leur projet création 2023. Leurs travaux seront présentés en novembre prochain à l’Appart Renoma. Un héritage en mouvement.
60 ans Renoma
Maison Renoma
Boutique & Appart Renoma
129bis rue de la Pompe, 75116 Paris du mardi au samedi de 10h à 19h
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